Jean-Pierre Mathias est un OVNI qui traverse le ciel du conte en pétaradant. Une gesticulation des astres, un klaxon qui précède une envolée de merveilles.
Je me souviens d’une nuit du conte, à la Grange-théâtre de Thourie, où j’étais venu pour écouter. Je voulais tout particulièrement découvrir Victor Cova Corréa, un conteur du Vénézuéla. Tous les spectateurs étaient installés sur leurs duvets, prêts pour relier le crépuscule à l’aube par un chemin de contes. On nous annonça alors que Victor ne viendrait pas, qu’il avait eu un empêchement.
Jean-Pierre Mathias s’est aussitôt approché de moi. Drôle de personnage, petit, chauve, un nez retroussé et joyeux, tonique comme un diable sur ressort. Un lutin surexcité portant une chemise bien repassée. On s’était déjà croisés plusieurs années auparavant dans un festival, il voyait vaguement qui j’étais. Il s’est écrié (Jean-Pierre ne parle pas, il s’écrie) : « Tu veux conter ce soir ? On est 7, il faudrait qu’on soit 8 ! »
Tout mon sang s’est mis à bouillonner, j’ai pris quelques minutes pour sentir si j’étais prêt à quitter le corps relâché et confortable de spectateur pour chercher la présence ample du conteur. Je ne contais pas souvent à l’époque, et ça représentait pour moi une grande dépense d’énergie, un saut acrobatique par-dessus la peur. Mais la simplicité et la joie de Jean-Pierre m’ont propulsé, j’ai dit « j’en suis ! »
Cette nuit a été pour moi riche d’enseignements. Au début, j’avais du mal à écouter les paroles des conteuses qui se succédaient. J’étais trop occupé à gérer ma propre énergie, à me préparer au moment où j’allais conter. Occupé aussi, malgré moi, à me comparer, à essayer d’évaluer si j’allais faire l’affaire, si j’allais être remarqué. Et puis Jean-Pierre est monté sur scène, et j’ai tout de suite été happé.
Sur quelle planète a-t-il appris à conter ? Il faut l’avoir vu faire pour mesurer ce paradoxe : Jean-Pierre fait tout pour ne pas être compris, et pourtant on est transporté d’un bloc dans les mondes extravagants qu’il dépeint.
Par exemple, il n’arrête pas de retirer son pull, de le rejeter par-dessus ses épaules, de le faire tournoyer et claquer dans les airs. Il s’agite, il est débordé par une énergie phénoménale, mouline des bras, empoigne son imaginaire, frappe l’invisible. Il ne finit qu’une phrase sur quatre. De temps en temps il crie, avec une voix si formidable qu’un même sursaut agite les quarante auditeurs étendus sur des tapis.
De cette incroyable présence, de cette pure énergie tourbillonnant comme un torrent de montagne, naît alors une émotion qui nous englobe tous. Je me sens rouler de la joie au rêve, le fou rire m’emporte dans la poésie du conte.
Lorsque, ce soir-là, Jean-Pierre a quitté la scène sous les applaudissements et les éclats de rire, j’ai senti que tout mon corps était prêt à raconter. Son énergie avait réveillé la mienne, sa simplicité m’avait ramené à l’endroit où se joue le conte : le désir enfantin de partir en voyage.
J’ai bien raconté ce soir là. Je le dis sans forfanterie, car je crois sincèrement que je n’y étais pas pour grand chose. J’étais emporté dans un sillage, je profitais du feu que Jean-Pierre avait allumé pour nous tous.
Depuis, j’ai été présent à chaque nuit du conte de la Grange-Théâtre. Carole Lepan et Hervé Monnerais, qui organisaient cette soirée annuelle, m’ont accueilli généreusement dans leur navire d’ombre et d’étoiles. Et c’était un très bel équipage.
Quant à Jean-Pierre, je ne le vois pas souvent, mais je ressens pour lui une profonde amitié. Il a pris sa retraite, paraît-il. Ce qui ne l’empêche pas de conter, fort heureusement. Il demeure un maître paradoxal, comme les sages soufis qui enseignent dans le désordre, la fantaisie et la folie.
Et si vous voulez en savoir plus sur Jean-Pierre, je viens de découvrir qu’il est l’un des rares conteurs à avoir une page sur Wikipédia !